Oedipe sur la route de P. Bartholomée en CD

Nouvelle sortie exceptionnelle de Musique du XXemesiècle chez Evidence Classics.

Sur le livret tiré par Henri Bauchau de son célèbre roman "Œdipe sur la Route" (Actes Sud), Pierre Bartholomée a composé un opéra d'une beauté troublante.

Une musique grand public pour un théâtre d'envergure, une distribution unique dominée par le premier rôle, déterminant, de José van Dam au sommet de son art: cette commande de Bernard Foccroulle et du Théâtre de la Monnaie est un succès indéniable.

Un roman à l’opéra

Œdipe sur la routea été créé, en mars 2003, au Théâtre de la Monnaie. Il y a eu8 représentations.Bernard Foccroulle, son commanditaire, avait confié la mise en scène à Philippe Sireuil et la direction musicale à Daniele Callegari. Le dispositif scénique était de Vincent Lemaire. José Van Dam était au centre d’une grande distribution. Il y rayonnait de présence et de splendeur vocale.

Pour Henry Bauchau, écrire le livret semblait insurmontable mais il a finalement accepté de s’y mettre. Travailler au plus proche avec l’auteur de cet extraordinaire roman initiatique dont je voulais absolument faire un opéra était, pour moi, inespéré.

Entre temps, dès 1999, Bernard Foccroulle m’avait commandé la composition d’une pièce pour l’inauguration des nouveaux ateliers de son théâtre. Ce fut, première confrontation directe à un texte de Bauchau, Le Rêve de Diotime, scène dramatique de concert pour soprano et un grand ensemble de solistes, d’aprèsDiotime et les lions. Valentina Valente y était Diotime. Elle serait, quelques années plus tard, la belle et sauvage Antigone d’Œdipe sur la route.

Pour ma part, j’entrais en bauchalie.

L’enregistrement que voici a été réalisé, à la Monnaie, pour la télévision belge (RTBF), lors de la dernière représentation de l’opéra. C’est la transcription audio d’un enregistrementvidéo «live». On y perçoit ci et là les frémissements de la scène. Le déroulement du temps y est modulé par le jeu théâtral.

Œdipe sur la routefait appel à des forces musicales et scéniques importantes: un orchestre symphonique, un chœur généralement invisible, 12 solistes du chant, 2 acteurs muets et quelques figurants.

Il y a 4 actes. Le premier acte a quelque chose d’une très libre forme Sonate. Œdipe veut partir,aller «n’importe où, hors de Thèbes». Antigone le suit. Surgit Clios, le bandit, qui s’en prend à Antigone. Combat. Œdipe le terrasse. Clios raconte Alcyon, les clans ennemis, la montagne, le drame de sa vie. Œdipe et Antigone écoutent, médusés. Le récit est tragique. De fragiles liens se nouent. Clios veut accompagner Œdipe. Ils seront désormais trois sur la route vers «n’importe où».

Un interlude marin conduit au deuxième acte, sorte de scherzo dramatique. Œdipe travaille, il délire. En pleine tempête, il s’acharne. Il veut sculpter «une barque et ses rameurs» dans l’immense falaise en surplomb de la mer.

Au troisième acte, le «mouvement lent», Œdipe veut réintégrer la communauté des humains. Il rencontre Diotime, la sibylle. Elle veut de délivrer de lui-même : «tu es un clair-chantant». Il lui chante Jocaste et la Sphinge. On apprend que la peste envahit les villages. Diotime envoie Œdipe soignerles malades.Il est bientôt atteint par la terrible maladie. La mort est proche. En une offrande de tout son être, Calliope le ramène à la vie.

«Les chiens de la nuit», dernier interlude, évocation obsédée d’un des plus saisissants récits collatéraux du roman, débouche sur l’acte final, le 4e, celui de l’accomplissement: Œdipe arrive à Colone,il entre dans le Bois sacré. Le voici désormais «clairvoyant». Dernier chant, adieux, c’est la fin de la route.

Le roman de Bauchau m’avait bouleversé. La musique que j’ai composée lui doit tout. C’est presque comme si elle m’avait été dictée. Du déchirement initial -le combat avec l’aigle, la vertigineuse solitude d’Œdipe, son délire effrayant-, de l’extrême violence du récit de Clios et des scènes sur la falaise à l’apaisement très ambigu, provisoire,de la fin(Œdipe «s’est enfoncé dans les couleurs»), son mouvement, son cheminement, ses couleurs, sa progression sont portés par «le pas d’Œdipe», son errance, sa voix puissante et délirante. Mais il y a aussi, enchassées dans les polyphonies multiples, cinglantes ou méditatives, souvent rudes et bouillonnantes, de l’orchestre, la voix en révolte d’Antigone, celle, parfois à peine audible, d’un chœur lointain, celle d’un Clios aux limites du cri ou encore celle, doucement solennelle, réparatrice, de Diotime.

On est dans le labyrinthe et dans le rêve, dans la rigueur et l’âpreté, la tension, la malédiction, la déréliction et la frayeur. Quête obstinée de lumière et d’une très hypothétique réconciliation.

Il fallait des interprètes d’exception pour venir à bout de cette partition. Je veux saluer leur courage, leur travail et leur formidable engagement. Ils ont formé une équipe à mes yeux idéale. Si la musique d’Œdipe sur la routerevit aujourd’hui, c’est grâce à eux. A eux et à ceux qui, ingénieurs du son et producteurs, ont voulu qu’après les représentations et les transmissions radio télévisées de 2003, cet opéra ne sombre pas dans l’oubli.

Pierre Bartholomée– Janvier 2015